8 questions à Sophie Galabru - Grand-Mercredi

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8 questions à Sophie Galabru

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Sophie Galabru

Comment ça fonctionne, une famille ? Qu’est-ce qui nous lie à nos proches ? Et, par dessus-tout, que signifie “faire famille” ? La philosophe Sophie Galabru s’y est intéressée de près. Dans un brillant essai du même nom, paru aux éditions Allary, elle nous livre les clés pour comprendre d’où nous venons, de quoi nous sommes faits, et ce que nous transmettons, irrémédiablement. Une lecture “d’utilité familiale”, à mettre entre les mains des Petits-Enfants ados, des parents, comme des Grands-Parents pour des fêtes de famille plus sereines. Ensemble, nous avons cherché à comprendre d’où pouvaient venir ces petits grains de sable qui viennent parfois semer le trouble dans les dîners…

Qu’est-ce que ça veut dire, “faire famille” exactement ?

Ça peut vouloir dire – du point de vue des enfants, par exemple – l’idée d’apprendre à connaître ses parents, ses ancêtres, l’histoire familiale aussi bien du côté paternel ou maternel. Plus tard, c’est accepter une forme de séparation avec ses parents, sans renier l’héritage qui nous a été donné. C’est se relier au projet commun proposé par ses ancêtres et ses parents, tout en s’émancipant pour exister pour soi-même, forger son propre cheminement, prendre place dans la société et, éventuellement, fonder une famille à son tour.

Justement, faire famille signifie être capable d’accueillir, d’adopter ou de procréer des êtres vulnérables et sensibles, à qui l’on va proposer un cercle de partage, une confiance, une protection, un projet, et des activités communes, articulées autour du respect de leur liberté.

Quels sont les éléments qui peuvent peser sur la famille ?

D’abord la tendance à se refermer sur elle, sur ses membres exclusivement, ses traditions et ses façons de faire, de croire ou de penser, sans jamais être capable de s’ouvrir aux descendants plus jeunes, aux amis, et aux cultures différentes. Cette fermeture, comme dans le schéma patriarcal, peut étouffer les familles. Un pouvoir à sens unique peut abîmer les liens et la confiance que les êtres se donnent et empêche la liberté et l’expression des autres.

Les jeux de rôles, qui sont condamnés à ne pas devoir évoluer, sont aussi très pesants pour la famille. Ils enferment par exemple tel enfant dans tel rôle, ou tel autre dans tel scénario, sans qu’ils aient le droit de questionner leur position.

L’incapacité d’écoute bienveillante et sans jugement des uns et des autres, de leurs problématiques, de leurs interrogations, étouffe aussi. La dissimulation, les non-dits et même les secrets sont, de manière avérée et clinique, des facteurs qui développent chez les êtres des angoisses très profondes, des pathologies psychologiques et existentielles. 

C’est en cela que les grands-parents sont bien souvent des vecteurs d’ouverture grâce à leur recul. Ils ne sont pas en position d’autorité parentale avec l’anxiété, la responsabilité de faire famille, d’élever ses enfants, de les instruire, de s’en occuper tous les jours. En étant déchargés de beaucoup de tâches et de responsabilités, ils sont parfois moins dans le rapport de force et peuvent regarder les enfants autrement. Eux, ils ont la chance ou l’opportunité d’être dans un rôle un peu plus souple, qui permet justement d’être dans un rapport plus amical. Ou, en tout cas, davantage dans l’écoute de leurs petits-enfants. 

Pourquoi les fêtes de famille, et Noël particulièrement, peuvent-elles être le terreau de tensions ?

Toutes les réunions de famille, même un anniversaire, ont tendance à cristalliser des conflits ! Les familles sont à la fois enthousiastes à l’idée de se réunir, de remarquer leurs ressemblances, leurs identités, leur patrimoine commun, et leurs histoires partagées. C’est quelque chose d’assez excitant, rassurant, qui nous met à l’abri de l’espace-temps, politique et social. Mais se rassembler, c’est également redécouvrir aussitôt à quel point la famille est une unité politique traversée par des rapports de force, des conflits autour du partage des biens, des préférences, des affinités électorales… Tout ceci exacerbe la rivalité, la jalousie, voire la haine; tous ces rapports hypocrites que l’on ne supporte plus, et que l’on peut avoir envie de faire exploser; les non-dits enterrés, mal refoulés et prêts à bondir sur le devant du déjeuner ou du dîner pour réclamer une écoute, une justice. Ce sont des moments où l’on hésite à mettre en scène sa revendication, sa souffrance sous les yeux de sa famille.

Pourquoi ces conflits intrafamiliaux sont-ils plus douloureux que les autres ? (ndlr : les amitiés, ou les relations au travail, par exemple)

Car la famille est censée être un lieu de refuge, de soins, de protection, qui permet de s’élever, parfois de s’instruire, qui donne des repères moraux, existentiels. Bref : c’est un lieu-matrice, c’est-à-dire qui apprend à survivre et à vivre. Lorsque ce lieu-là ne vous protège pas mais vous abîme, vous êtes sans réponse, avec des questionnements qui peuvent vous hanter toute une vie et créer des blessures parfois irréparables. “Pourquoi ceux qui m’ont convoqué au monde, ceux censés m’aimer et me protéger et me respecter, sont ceux qui me détruisent ou ne me soutiennent pas ?” 

Pour autant, les conflits sont-ils nécessairement graves ? 

La famille est vraiment le lieu type où se permettre d’avoir des discordes, des divergences et même des conflits dans une certaine “sécurité”. En tant que lieu censé recueillir les êtres, les aider, les soigner et les aimer, il peut plus qu’un autre assumer et affronter les déconvenues, des frustrations ou les déceptions. Malgré les irritations, les divergences d’idées ou d’intérêts, c’est grâce à l’amour et au respect que nous pouvons nous engager à poursuivre nos échanges, à se rencontrer, à condition d’accepter avec bienveillance les différentes sensibilités des êtres.

Dès lors, existe-t-il des conflits salutaires ?

Je crois en effet que le conflit permet d’aller vers des relations plus authentiques. Être blessé, offensé par les incompréhensions, les malentendus, le manque de respect, la négligence, c’est ne pas parvenir à rester en lien de manière durable et donc pouvoir dire “J’ai été offensé, j’ai été humilié. On ne m’a pas compris. On ne m’a pas écouté. J’ai besoin de votre aide”. Faire un reproche – et surtout témoigner de son besoin – est essentiel, quitte à blesser, heurter ou déranger un peu l’ordre établi et le confort installé des uns et des autres. Cela permet de tisser des liens sincères, qui vont s’installer dans le temps. C’est précisément parce que l’on a envie que ces liens perdurent, qu’on a foi en l’autre et qu’on désire porter la relation très loin, qu’on ose se dire les choses.

3 clés pour envisager le conflit sous un autre angle ?

  • Ne pas prendre le conflit pour un rapport de forces
    Une critique ou une divergence n’est pas la contestation absolue de sa personne, de son autorité, de sa place, de son parcours, ni de son âme à transmettre. C’est simplement une façon de rétablir l’équilibre dans une relation. Pas question ici d’ego ni de lutte d’orgueil pour savoir qui aura le dernier mot et donc le pouvoir.
  • Considérer la famille comme un lieu d’amour
    Avant d’être un lieu hiérarchique où chacun tient à maintenir sa place sans perdre la face, la famille doit être vue comme un vivier d’amour. Elle conjugue le respect, le non-jugement et l’écoute pour aider l’autre, celui qu’on veut porter, consoler, soutenir.
  • Accepter d’apprendre de plus petit que soi
    Par les questions qu’ils posent – même si elles sont parfois gênantes, dérangeantes ou inattendues – nos enfants et nos petits-enfants peuvent nous enseigner des choses consciemment, volontairement ou pas du tout. Faire circuler le pouvoir, c’est être prêt à les regarder comme de véritables êtres à part entière, même s’ils nous paraissent inachevés, inexpérimentés ou mineurs. 

Un petit mot pour les Grands-Parents qui nous liront ?

Mon grand-père dont je parle souvent, Michel Galabru, était un être et un grand-père extraordinaire dans la mesure où il m’a tout de suite aimée, non pas pour ce que j’allais devenir ou ce que j’allais pouvoir lui apporter comme bonheur, comme récompense ou gratification. Il m’a aimée sans m’imposer d’objectifs, d’attentes ou de défis. Il m’accordait un immense respect et une immense liberté alors que j’étais toute petite. C’est assez rare comme démarche de la part de personnes plus âgées, de ne pas vouloir tout de suite discipliner, structurer, encadrer. Et ça, c’est vraiment l’héritage le plus fort qu’il m’ait donné.

 

Propos recueillis par Sarah Lesellier